C'est un fait dont les statistiques du ministère de l'Education nationale ne rendent pas compte. Depuis dix ans, partout en France, la langue arabe est de plus en plus parlée. Pourtant les chiffres officiels continuent chaque année d'indiquer un tassement dans l'enseignement secondaire public en métropole, avec 7 224 élèves à la rentrée 2004. Soit la moitié des effectifs de 1985. Qui dit vrai ? «Longtemps, les autorités ont cru que l'immigration maghrébine serait passagère, explique Bruno Levallois, inspecteur général de l'Education nationale pour l'enseignement de la langue arabe. Elles ont alors ouvert des classes d'arabe, afin que les jeunes ne perdent pas le contact avec une culture qu'ils allaient, pensait-on, réintégrer pleinement un jour. Mais quand les pouvoirs publics se sont aperçus que, bien au contraire, cette immigration resterait, des classes ont été délibérément fermées au nom de l'impératif d'intégration, alors même que la demande, elle, ne faiblissait pas.»
Signe de ce désengagement de l'Etat : il n'y aura pas d'agrégation d'arabe en 2006. Ce prestigieux concours se déroulera désormais en alternance avec celui du capes, qui forme les enseignants du second degré. Il y aura donc moins de professeurs d'arabe en France. «L'Education nationale invoque une diminution de la demande, mais c'est faux», insiste l'inspecteur général Levallois. Ce qui est vrai, en revanche, c'est que l'école secondaire laïque n'a plus la cote auprès des parents d'origine maghrébine. Du coup, l'offre «communautaire» s'est considérablement développée en peu de temps. Boubaker El Hadj Amor, en charge du secteur éducation à l'UOIF (la très implantée Union des organisations islamiques de France), affirme que, en moyenne, une centaine de personnes par mosquée prennent des cours d'arabe. Le pays comptant environ 2 000 mosquées, on obtient un chiffre global de 200 000 élèves, mineurs et adultes. Le mot «élève» n'est pas usurpé, car ce sont bien des cours d'arabe, langue de la révélation coranique, qui sont dispensés par les mosquées, les instituts et les associations cultuelles, chaque mercredi, samedi et parfois dimanche. L'évaluation de 200 000 arabisants ne semble pas fantaisiste si l'on considère que 5 millions d'Arabes vivent en France, dont 3 millions avec la nationalité française. D'ailleurs, au même titre que la formation des imams ou l'organisation de carrés musulmans dans les cimetières, la question de l'enseignement de la langue a été au coeur de l'élection des représentants du Conseil français du culte musulman (CFCM) qui, le 19 juin dernier, a vu s'affronter les divers courants de l'islam en France, entre intégrationnistes et fondamentalistes.
«L'Etat ne fait pas face à ses responsabilités», tonne Bruno Levallois, dont le domaine de compétences s'étend jusque dans les pays arabophones avec lesquels la France a conclu des partenariats éducatifs. «Le deal est clair, affirme gravement le haut fonctionnaire. En échange de la paix sociale, les pouvoirs publics délèguent implicitement l'enseignement de l'arabe aux institutions privées musulmanes. On passe ainsi du cadre républicain à l'encadrement islamique.» Seulement voilà : «L'arabe enseigné dans le secteur privé propage une vision archaïque, idéologisée et culturellement orientée, poursuit Bruno Levallois. La langue est idéalisée, mythifiée, gauchie dans le sens d'une langue de religion. Elle prend une couleur identitaire, voire nationaliste, selon qu'on se trouve dans un environnement marocain, algérien
ou tunisien. Sur un plan pédagogique, nous avons affaire à un enseignement d'autorité, de nature traditionnelle, axé sur la répétition et l'apprentissage par coeur.»
Le regard que porte le responsable de l'UOIF Boubaker El Hadj Amor n'est, au fond, pas moins sévère que celui de Bruno Levallois : « L'enseignement dispensé dans les mosquées relève du bricolage. Cela donne aux enfants une image misérabiliste, tiers-mondisée de la langue et de la culture d'origine.» Et d'ajouter : «Cette situation précaire est à mettre au passif des autorités de la République qui ont toujours eu une vision frileuse de l'islam et, via le ministère de l'Intérieur, une gestion sécuritaire du phénomène.»
L'offre privée pour l'enseignement de l'arabe reste assez disparate. A côté des mosquées et des associations plus ou moins cultuelles, il y a le lycée Averroès de Lille, les deux instituts supérieurs de l'UOIF, l'un à Château-Chinon, dans la Nièvre, l'autre à Saint-Denis, en région parisienne, et un troisième placé sous l'autorité de la Grande Mosquée de Paris. A l'échelon élémentaire, régi par un statut mi-public, mi-privé, on trouve le système Elco (Enseignement de langues et cultures d'origine). L'Etat a signé avec le Maroc, l'Algérie et la Tunisie des accords permettant à 40 000 enfants de parents originaires du Maghreb de suivre un apprentissage de base de la langue arabe. Le financement est français, mais l'encadrement reste en partie étranger. Cet arrangement ne vaut que pour le primaire. Dans le second degré, la désertification est pourtant en marche.
Car la demande est là, très forte. Elle se reporte sur le niveau supérieur. L'Institut européen de sciences humaines de Saint-Denis, lui aussi géré par l'UOIF, refuse du monde. «Nous pourrions ouvrir dix instituts...», confie Boubaker El Hadj Amor. Ouverte en 2001, l'école de Saint-Denis a accueilli 150 élèves la première année. Quatre ans plus tard, ils sont 450 dont 55% de femmes. La scolarité en langue coûte 1 200 euros par an, 900 euros en théologie. Les cours d'arabe ont lieu en semaine, en soirée ou le week-end. «Ils ont une dimension religieuse, c'est certain», précise Ahmed Djaballah, le directeur de l'école. Du coup, la sélection qui s'opère lors des inscriptions obéit à des critères confessionnels et d'adhésion au contenu de l'enseignement. Lequel, affirme Djaballah, repose sur «une vision moderne et intégrée» des musulmans en France.
De véritables enjeux stratégiques
La quête de la culture d'origine ne s'épanouit pas seulement dans un cadre confessionnel. A preuve, la très forte hausse des inscriptions en arabe à l'Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), le fameux «Langues O'». En dix ans, les inscrits en filière arabophone ont doublé. Aujourd'hui, ils sont 1 407 élèves. Dans ces cours d'arabe de l'Inalco, on trouve aussi bien des polytechniciens et des militaires de l'armée de l'air que des historiens, des anthropologues, des professionnels du tourisme, des philosophes, ainsi que, probablement, quelques agents des Renseignements généraux et de la DST... La majorité des étudiants confient être là pour des raisons «identitaires». Comme cette jeune fille titulaire d'un BTS action commerciale : «Je suis d'origine algérienne, issue de l'immigration et j'ai des difficultés dans la langue arabe. Or je considère important de ne pas être fondue dans la mondialisation.» Certaines musulmanes inscrites à l'Inalco sont voilées. Elles en ont le droit. Mais une charte, signée par les étudiants intégrant l'institut, stipule que les orientations pédagogiques et la mixité de l'établissement ne peuvent être remises en question. Il n'en reste pas moins que, redoutant un repli communautaire, l'Etat n'entend pas développer la filière arabophone dans l'enseignement public. Dans certaines régions à forte implantation immigrée - comme à Dunkerque, Tourcoing ou Roubaix -, des directeurs d'établissement ont, avec le soutien des
syndicats de gauche, tel le Snes, obtenu la fermeture de classes d'arabe et empêché parfois leur réouverture. Alors l'inspecteur général Bruno Levallois le dit tout net : «La carte scolaire dans ce domaine doit être complètement revue. L'Etat agit comme si l'arabe était une langue minoritaire. Mais elle n'est ni minoritaire ni religieuse. C'est une langue de l'ONU. Il y a des enjeux stratégiques. Pour être tout à fait clair, je rappellerai, par exemple, que c'est la France qui forme en arabe l'élite marocaine...»
Source: Le Figaro Magazine