jeudi 4 février 2010

Relire Bencheikh

Par les temps qui courent, il est vivifiant de relire ce texte de Jamel-Eddine Bencheikh, publié dans l'édition du 8 février 1990 du  Monde, avec un texte d'André Miquel, sous le titre  Nous ne voulons pas être séparés.
Le texte avait été repris dans le n° 28-29 de  L'Arabisant. En voici un extrait.
       
J'ai appris le maniement de l'intellect chez Ibn Sina (Avicenne) ou Ibn Rushd (Averroès), l'interrogation de la foi auprès d'al-Hallaj, l'insolence du plaisir en compagnie d'Abû Nuwâs. J'ai compris chez les philosophes le sens de la liberté, d'esprit chez Voltaire, de pensée chez Sartre. Les uns et les autres m'enseignèrent à me défier de toute vérité qui ne satisferait que moi-même ou s'ingénierait seulement à dessaisir les autres de leur droit. Je savourais l'inestimable prix d'une pensée certes livrée à la contingence historique, mais vouée pour toujours à l'exigence de vérité, fût-elle relative comme toute chose humaine. L'Occident, en même temps qu'il se découvrait à moi, m'apprenait à n'être pas dupe de ses mirages et à rester moi-même sans être dupe des miens.

Ainsi je découvris la fraternité d'abord et avant tout en cette poésie qui, de Rimbaud à Valéry, d'Eluard à Char, m'enseigna l'honneur d'être poète. L'égalité me fut donnée plus tard à vivre dans d'inoubliables rencontres que j'eus avec François Mauriac, au cœur de la guerre d'Algérie, ou avec Aragon, dont j'enseignais à Alger, après cette même guerre, le Fou d'Elsa.

Ces livres et ces hommes m'ont accueilli bien avant qu'en 1969 un juge m'accorde cette nationalité dont ne peuvent persuader ni mon nom, ni ma langue, ni ma culture, qui sont tous trois indissociables de moi-même. Les gens de Touraine qui ont bâti un jour ma maison près de la leur ne m'ont rien demandé en échange de leur amitié. Ils n'ont lu ni Camus ni Jean Sénac, et je ne leur lis pas al-Mutannabî. Nous n'effaçons pas nos différences, qui sont irréconciliables, mais construisons une amitié qui n'est redevable d'aucun calcul.


Immigré par choix, je suis irréductiblement solidaire de mes frères maghrébins exilés par besoin. Certaines de leurs familles vivent ici depuis trois quarts de siècle. Il n'est pas une rue, un immeuble, une usine qui ne témoigne de leur travail obscur. Leurs grands-pères se sont fait tuer sur tous les champs de bataille européens, de Verdun à Cassino. Des Algériens de la Résistance se sont battus dans les rues de Paris et sur les toits de Lyon. On n'a pourtant pas inscrit leur nom sur l'Affiche rouge. Ces immigrés ont laissé leur vie pour la France sans qu'on applique au nombre de leurs morts un quota de tolérance. Ils sont tombés pour une France libre, pour une France intelligente, qui ressemble enfin à sa culture et refuse le déshonneur du racisme.

Ils ne viennent ni de Pologne ni d'Italie. Ils ne sont ni chrétiens ni juifs. Ils sont arabes ou berbères, musulmans s'ils le veulent, français pour ceux qui le voudront. Ils assimileront la culture de ce pays pour peu qu'on les sorte des ghettos où ils habitent, des caves où ils travaillent, des écoles-parkings où ils n'apprennent rien, et des bistrots où ils ne rencontrent qu'eux-mêmes. Ils cesseront ainsi d'aller ainsi comme des ombres, exclus par les uns, reniés par les autres. En 1988, le major du concours d'entrée à l'ENS d'Ulm était un fils d'immigrés.

N'en déplaise aux enragés de l'expulsion ou aux défenseurs d'une authenticité recroquevillée sur ses cactus, je n'ai jamais été déchiré par mes deux cultures, et aucune ne cherche à s'emparer des droits de l'autre. De chacune, je jette vers l'autre un regard amical mais vigilant; les deux peuplent mon imaginaire et mon âme. Un Stabat Mater chanté par Berganza ne me fait pas oublier la sourate ar-Rahmân psalmodiée par Menchaoui; les vers de Darwish ne m'empêchent pas d'être ému par ceux de Jean Grosjean; un chant d'anarchie de Léo Ferré ne me prive pas de la merveilleuse tendresse d'une chanson andalouse sur les lèvres de Sami al-Maghribi, chanteur juif marocain.


Emerveillé par les contes celtiques comme par ceux des Mille et une nuits, par la prose de Gracq comme par celle de Taha Hussein, traduisant en français une qasîda, ou en arabe un sonnet, je revendique pour chacune de mes deux cultures le droit de s'éblouir aux reflets indicibles qu'elle sait prendre dans l'autre. Je ne me déchire ni ne me dissocie. Je suis, dans la totalité de mon être, irréductiblement arabe, irréductiblement français, en ce double mouvement de l'esprit qui choisit sa liberté dans ce qui l'exalte, non dans ce qui le mutile.