jeudi 15 juin 2017

Hommage à Mohamed Talbi

Mohamed TALBI, arabisant tunisien et grand islamologue reconnu, est décédé le 1er mai 2017 à Tunis, à l'âge de 95 ans.
Défenseur infatigable de la libre pensée, l'AFDA (Association Française des Arabisants) souhaite lui rendre l'hommage qu'il mérite pour son œuvre riche et novatrice. Sur proposition de Bruno HALFF, Monsieur Moez DRIDI a bien voulu souligner le caractère exceptionnel  de l’œuvre de Mohamed Talbi. Nous sommes heureux de publier ce texte et de le communiquer à tous nos lecteurs, adhérents et sympathisants, en remerciant vivement Monsieur Moez Dridi pour sa précieuse collaboration.

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Moez Dridi

IRHT-Section arabe, CNRS

 

Itinéraire d’un combattant

Hommage à Mohamed Talbi,

Historien et islamologue,

Défenseur d’un islam des Lumières

 


Avec le Tunisien Mohamed Talbi, mort à Tunis le premier mai 2017 à 95 ans, disparaissait l’une des figures tutélaires d’une génération exceptionnelle.
Admis à l’agrégation d’arabe en 1952, Mohamed Talbi soutient ensuite une remarquable thèse d’histoire médiévale sur la dynastie Aghlabide. Il enseigne en Sorbonne où il est le condisciple, le maître et l’ami de bien des arabisants français, puis revient en Tunisie pour s’intégrer à l’Université fondée en 1957. Il devait en être le doyen de 1966 à 1970. Il devient le principal rédacteur des Cahiers de Tunisie, revue de renommée internationale vers laquelle il attire les chercheurs et les professeurs de tous horizons.
Mohamed Talbi appartient à une catégorie d’auteurs aux approches novatrices, qui ont défriché le terrain des études islamiques de façon magnifique, tout en restant les élèves des anciens maîtres de «l’orientalisme», eux-mêmes attentifs aux causes de la communauté musulmane en dialogue permanent contre l’obscurantisme et l’intégrisme intellectuels. Son apport couvre  le champ de la recherche historique comme celui du religieux. Dans cette perspective, Mohamed Talbi, co-fondateur du Groupe de recherches islamo-chrétien, a été activement présent durant de nombreuses années au sein du Conseil pontifical pour le dialogue inter-religieux. Tout au long de cette période de travail et de collaboration, il n’a pas été tendre envers les menaces de l’islamophobie, nourries par certains courants du christianisme en Europe. 


Sa production scientifique – dont l’abondance et la qualité se sont affirmées de bonne heure – s’est orientée vers l’étude de l’histoire médiévale de l’Ifriqiya - l’actuelle Tunisie - et du Maghreb, qui s’ouvrait aux investigations historiques et archéologiques et en particulier dans les domaines de l’islamisation, des contestations religieuses et politiques, des institutions fiscales, de l’arabisation et de façon générale des sociétés musulmanes dans tous leurs aspects. Plus d’une trentaine de livres et une centaine d’études ont été publiées dans diverses revues, travaux auxquels s’ajoutent des articles de référence parus dans l’Encyclopédie de l’Islam et des jugements sur les publications d’historiens et islamologues arabes qui ont marqué la recherche sur l’islam et sa civilisation[1]. Par ses travaux, qui allient esprit de recherche, prudence et finesse d’analyse, Mohamed Talbi a largement contribué à imprimer sa marque sur notre façon d’appréhender l’histoire. Sa disparition affecte durement les études historiques en Tunisie et dans le monde aussi bien arabe qu’occidental, et plus cruellement encore celles qui ont trait à l’Islam et sa pensée. Mohamed Talbi nous a quittés au terme d’une longue vie intellectuellement féconde, consacrée pendant plus d’un demi-siècle à l’étude de l’islam et de sa civilisation. Son apport dans les études historiques ne repose pas  seulement sur une immense documentation mais sur une méthode d’exploitation érudite et claire, notamment philologique, qu’il a su appliquer aux textes littéraires et religieux. Les découvertes ne s’y comptent plus et des textes tels ceux du cadi ‘Iyad, d’ibn Sīda et d’al-Ṭurṭūšī, extraits le plus souvent de manuscrits, souvent ignorés ou peu exploités avant ses travaux, ont amplement contribué à enrichir nos connaissances.    

Ses recherches historiques pointues l’ont amené à approfondir ses lectures et ses réflexions sur le Coran, source de la culture et de la civilisation islamique. Il s’est investi dans l’étude et l’analyse de ce texte fondateur de la religion et de la civilisation musulmane, auquel il finit par consacrer la majeure partie de son activité. C’est ainsi qu’il aimait à se voir comme un « musulman coranique ».
Tout au long de sa carrière, Mohammed Talbi a œuvré dans le but de faire évoluer les esprits en s’opposant à tous ceux qui cherchent à cantonner l’islam dans un cadre exégétique et jurisprudentiel figé dans le temps et dans l’espace. La religion s’est développée jusqu’à un point d’arrêt à une époque lointaine alors pourtant que la pensée islamique et son existence même sont fondées sur l’effort personnel (al-ijtihâd). Dans ses travaux, Talbi a lutté afin de repenser une pensée religieuse qu’il veut en mouvement et de promouvoir une vision renouvelée de la recherche et de la réflexion à la lumière des exigences de la modernité, tout en combattant avec insistance et lucidité les tendances rigoristes de l’islam. Cette vision dynamique a comme axe central le principe qu’en dehors du texte coranique, parole de Dieu[2], et de ses enseignements, tout le reste – tradition prophétique, vie du Prophète et exégèse - ne sont que littérature compilée et élaborée par des humains, eux-mêmes conditionnés par la conjoncture spatio-temporelle de leur  compilation. Tout en préservant la sacralité du Coran, Mohammed Talbi a fait un « plaidoyer pour un islam moderne », comme il le disait lui-même dans l’un des titres de ses livres édité en 1998[3]. 
Penseur libre, il aimait les défis et les positions ouvertement dissidentes comme celle qui fut affichée en 1995 vis-à-vis de la tyrannie et de l’oppression exercées par l’ancien président de la Tunisie. Il devint ainsi membre permanent du Conseil National pour les Libertés en Tunisie (CNLT), organisme non reconnu à l’époque. Cela montre bien que l’on peut s’investir dans l’étude des sciences historiques et religieuses tout en s’impliquant dans la vie politique et sociale. Et ceci sans relâche de manière à ce que les personnes soient non seulement des acteurs, mais surtout des auteurs. Sa bonne volonté était sa meilleure alliée : il était toujours prêt à améliorer la situation de son pays et soucieux de permettre à chacun de vivre dignement en pensant que les « musulmans doivent se réformer de l’intérieur ». Ses cibles et ses ennemis - les inquisiteurs de la pensée libre - furent nombreux dans son entourage et ailleurs : ceux qui pensent que la réflexion et la différence sont une hérésie et que toute réflexion libre « hors-norme » établie est un comportement condamnable. Mohammed Talbi a mené une guerre acharnée contre ceux qui prêchent pour un islam d’imitation (taqlīd) en le réduisant à « un vague déisme sans pratique ».
L’œuvre historique de Mohammed Talbi est considérable. Sa carrière et sa pensée s’inscrivent dans une démarche de mise à plat de tous les postulats acquis et de toutes les certitudes non-fondées. Il n’a pas craint d’aborder les sujets tabous. Mohamed Talbi est l’exemple-même d’un penseur libre, farouche combattant et travailleur scrupuleux et inlassablement exigeant. Marcher sur ses pas, poursuivre ses projets et achever sa vaste entreprise est un travail qui incombe à notre génération, dans les circonstances conflictuelles et tragiques que nous connaissons.  La tâche est grande et belle, elle n’est pas aisée à remplir.
Mohamed Talbi est l’un des plus grands intellectuels de ces dernières décennies, et le farouche défenseur de la pensée libre. Sans doute gênait-il pour cela, ceux qui ont peur de l’innovation, et du changement. Que Dieu ait son âme en Sa Sainte Miséricorde"


[1] Un certain nombre d'articles est réuni dans une Scripta varia monumentale intitulée Étude d’histoire ifrîqiyenne et de civilisation musulmane médiévale, éd. Université de Tunis, 1982. 
[2] M. Talbi et M. Bucaille, Réflexions sur le Coran, Seghers, Paris 1989.
[3] Plaidoyer pour un Islam moderne, éd. Céres (Tunis) et Descelée de Brouwer (Paris), 1998.